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2019
Intérprete en Festival de Cannes.

« Pour un interprète, ce qui compte le plus, c’est de posséder un sixième sens en matière de recherche documentaire »

Dans le cadre du 72e Festival de Cannes, Nadia Martín, interprète spécialisée, nous explique en quoi consistent les interactions entre les films et les stars internationales.

Le Festival de Cannes a ouvert ses portes une fois de plus et la 72e édition présente une formidable sélection de 21 films en compétition pour la Palme d’or. Le tapis rouge accueillera tant les artistes chevronnés que la nouvelle génération, avec des célébrités de renommée internationale, telles que Quentin Tarantino, Pedro Almodóvar, Ladj Ly, Diao Yi’nan et Marco Bellocchio. Ce n’est pas pour rien qu’il s’agit de l’un des trois plus importants festivals au monde accrédités par la Fédération internationale des associations des producteurs de films, avec ceux de Venise et de Berlin.

Son identification de catégorie 1 le contraint à répondre à certains standards de sélection des films et du jury, et l’oblige également à mettre en place une organisation et une communication de haut niveau. Le Festival de Cannes organise chaque année un nombre incalculable d’événements parallèles où sont mobilisés aussi bien les artistes que les spectateurs, ce qui parfois paralyserait presque la Côte d’Azur.

Quel est le rôle des interprètes au sein de ce genre de festivals artistiques de grande envergure ? Nadia Martín, 36 ans, de Salamanque, professionnelle expérimentée du secteur du cinéma, le conçoit comme l’engrenage d’une machine qui doit impérativement fonctionner à la perfection, même si parfois quelques boulons sautent.

Free-lance par choix, elle est entrée dans le monde du cinéma grâce à la recommandation d’une collègue. Elle participe à tout type de festivals et prête sa voix en espagnol, français et anglais à ces réalisateurs, acteurs et membres de la presse qui ont besoin d’elle. Son travail majeur est sans doute celui qu’elle effectue au Festival de Saint-Sébastien, en Espagne, de catégorie 1 comme celui de Cannes.

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« Quel genre de services d’interprétation réalisez-vous à Saint-Sébastien ?

– Le Festival se divise en deux parties : la sélection officielle d’interprétation, composée d’une très grande équipe d’interprètes gérés par une personne ; et d’un autre côté, la production et la distribution, qui viennent souvent avec leurs propres interprètes pour faire la promotion de leurs films. Moi, j’ai commencé à travailler pour la production et la distribution en 2014, et en 2018 j’ai participé pour la première fois à la sélection officielle du Festival. Avec eux, c’est essentiellement un marathon d’interviews et de tout ce qui a trait aux films. Dans la sélection officielle, on peut avoir à travailler lors d’événements parallèles de l’industrie du cinéma, par exemple des discussions sur le marketing du cinéma, des conférences de presse, des galas… Absolument tout ce que le Festival organise.

En dehors des nombreuses activités officielles, y a-t-il une mission en particulier dont vous avez l’habitude de vous charger ?

– On peut nous demander n’importe quoi. Les interviews pour la production et la distribution sont toujours du même ordre, un film par jour ; en général, un film le matin et un autre l’après-midi. Il faut regarder le film et se préparer le mieux possible, surtout parce que le réalisateur apprécie que l’interprète connaisse son film et démontre un intérêt pour celui-ci : c’est comme son bébé, son objet le plus précieux. Normalement, ce sont des interviews en interprétation consécutive, mais c’est aussi un mélange de simultané : pour gagner du temps, on nous donne un magnétophone pour pouvoir interpréter pendant que l’artiste parle et pour tout faire à toute vitesse. Lorsqu’on travaille directement pour le Festival, il y a beaucoup d’imprévus, les choses prennent du retard, alors on doit être flexible parce qu’on peut nous demander d’improviser. C’est pour ça qu’il faut emmener les travaux précédents des autres sélections, films et membres du jury. On peut recevoir soudain un appel pour aller à un débat , parce qu’après la projection de son film, le réalisateur veut se rendre au cinéma pour discuter avec le public. Et ça, ce n’était pas prévu. Alors, le responsable du Festival doit choisir un interprète et, même si l’interprète n’a pas vu son film en raison d’un travail ailleurs, il faut  avoir les ressources suffisantes pour faire un bon travail.

Quel est le plus grand défi d’une interprétation au Festival ?

– Le plus grand défi, c’est justement la multitude de connaissances cinématographiques qu’il faut apprendre chez soi, parce que le monde du cinéma est immense et tous ceux qui y participent ont fait beaucoup de travail en amont. Les journalistes font partie de la rubrique culture ou cinéma de leurs médias, alors ils s’y connaissent très bien et peuvent poser n’importe quelle question. Lors de la présentation d’un film qui vient de sortir cette année, un journaliste peut tout à fait demander s’il est inspiré de Hitchcock parce qu’il présente beaucoup de similitudes avec l’un de ses films de 1950. Il faut aussi avoir un gros bagage culturel parce qu’on ne sait jamais à quel moment ils vont s’écarter du plan que l’interprète avait préparé.

En quoi cette imprévisibilité et le temps limité influencent-ils votre façon de travailler ?

– En réalité, les modalités d’interprétation sont bien différenciées. Mais même si l’interprétation simultanée a peu de risque d’écart, ce n’est pas du tout le cas de la consécutive, et ce qu’on fait le plus pendant les interviews, c’est de la consécutive. Pendant ce type d’interprétation, il faut être très attentif à l’intervenant et à tout moment. On se rend compte que tels intervenants parlent facilement avec de longues phrases et ne font aucune pause permettant l’intervention de l’interprète, ou que d’autres parlent puis regardent l’interprète pour savoir quand s’arrêter. C’est une sorte de lien amical qui s’établit. Il faut avoir la capacité de s’adapter énormément parce que, par exemple, si on a l’habitude de la consécutive avec des phrases courtes et qu’on n’a pas beaucoup travaillé la mémoire, avec certains intervenants on va se trouver en difficulté.

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Comment sont les relations avec les intervenants ?

– Habituellement, elles sont très bonnes. Certains acteurs et réalisateurs sont plus accessibles que d’autres. Quant aux journalistes, on finit par les connaître d’un festival à l’autre. L’interprète doit faire preuve de savoir-vivre : connaître sa place, et être disponible sans pour autant gêner le déroulement des choses. Parfois, en même temps que l’interview, on fait des photos, on enregistre… Au fil des années, on gagne en expérience et on apprend comment se tenir au mieux et à quelle distance, ou à quel moment il faut s’éloigner un peu, ce qu’il est possible de dire ou non. Pour que l’ambiance soit agréable, je fais toujours en sorte que ce soit eux qui me sollicitent.

Avez-vous déjà participé à des conversations où le public pouvait intervenir ? Si oui, était-ce difficile ?

– Oui, cela m’est déjà arrivé une fois, et oui c’est difficile parce qu’elles peuvent être imprévisibles. Les gens posent n’importe quelle question et, quand l’ambiance est plus détendue, il y a plus de chance qu’ils se mettent à faire des blagues, ce qui est un cauchemar pour nous les interprètes. On ne sait pas s’il va y avoir des noms propres, des nombres, des blagues intraduisibles… Cela dépend beaucoup du contexte culturel. Cela m’est déjà arrivé de traduire une blague sans la comprendre alors que je connaissais chaque mot de la phrase, mais, bien entendu, on doit tout de même dire quelque chose ! On sait parfaitement que le public lui non plus ne va pas la comprendre, mais on ne peut pas laisser tomber la personne qui vient de raconter sa blague. Il faut gérer la situation de façon élégante : « Pouvez-vous la raconter encore une fois ? », « C’est une blague liée à sa culture, je pense qu’elle va être difficile à comprendre, mais je crois que ça veut dire cela ».

Le travail lors de ces festivals de catégorie 1 est-il différent de celui de festivals de moindre envergure ?

– Le niveau d’exigence est le même et moi je ne fais pas de distinction entre les clients de telle ou telle catégorie, je me prépare exactement de la même façon. En ce qui concerne le genre de films qui sont présentés ici, l’organisation et la quantité d’événements parallèles, je vois des différences, mais le travail n’est pas plus difficile ici ou là.

Avez-vous déjà relevé un défi particulier à Saint-Sébastien dont vous avez tiré une leçon ?

– La première année, ce qui m’a le plus marquée, c’est le fait de devoir être très flexible. On doit être prêt à absolument tout, y compris en matière de vêtements. Il faut se conformer au milieu, être conscient qu’on va y passer beaucoup d’heures, qu’on va rester debout la plupart du temps, et qu’on va faire des aller-retours à l’intérieur et en plein air. Dans d’autres situations d’interprétation, on suit davantage le programme et il y a peu de chance de s’en écarter, mais dans un festival de cinéma de cette ampleur, l’interprète doit être très flexible et ne pas perdre la moindre information parce que les acteurs et réalisateurs misent sur leurs films pour les présenter lors de festivals spécifiques. Alors tout est réglé comme du papier à musique, et l’interprète n’est qu’un engrenage de plus au sein de toute cette machinerie. C’est la seule opportunité, tout doit se dérouler à la perfection. Ce travail produit beaucoup d’adrénaline, mais c’est génial. Accompagner un acteur ou un réalisateur pendant toute une journée, c’est découvrir des artistes qu’on n’aurait jamais vu de si près. Ils ont tourné un film, raconté une histoire, ils sont tout près, et on entend parler de tout ce qui touche à la création, et des anecdotes personnelles qui les ont inspirés. On repart avec une vision beaucoup plus globale, ce qui est un vrai privilège.

Y a-t-il une interprétation qui vous a particulièrement plu parmi celles que vous avez réalisées ?

– Oui, j’ai travaillé plusieurs fois avec Éric Toledano et Olivier Nakache, réalisateurs de nombreuses comédies françaises qui ont remporté un grand succès en Espagne. Ils ont par exemple réalisé Intouchables. Ils avaient fait d’autres films avant, mais celui-là a eu un succès fou en Espagne et ils ne s’y attendaient pas. Alors, à partir de là, une relation très spéciale s’est instaurée avec le public espagnol. Ils ont tourné deux autres comédies depuis, et j’ai eu l’opportunité de participer à leur promotion. Comme j’ai travaillé avec eux à de nombreuses reprises, et pas seulement au Festival de Saint-Sébastien, c’est très chouette. Ils sont charmants. Ils nous ont même demandé « Qu’avez-vous pensé du film ? », « et des blagues ? », « elles sont drôles en Espagne aussi ? ». C’est incroyable de côtoyer un réalisateur de si près, et de suivre l’évolution de son œuvre d’année en année.

Auriez-vous des conseils à donner aux interprètes qui seraient amenés à travailler à Cannes ou à Saint-Sébastien ?

– Personnellement, un conseil que nous a donné l’une de mes professeurs quand j’étais étudiante est resté gravé dans ma mémoire : elle nous a dit que le meilleur traducteur n’est pas celui qui connaît une langue, ni celui qui est très ponctuel ou qui sait tout sur tout, mais celui qui possède un sixième sens, c’est-à-dire la capacité à comprendre de quelles informations il a besoin. Elle appelait cela le « déclic de la méfiance ». « Ces données sont-elles avérées ? » « Est-ce qu’il s’agit bien d’un pingouin ou la personne fait-elle référence à un manchot ? » J’ai appris que le plus important pour un interprète professionnel, c’est de posséder ce sixième sens lui permettant de se documenter, quels types d’informations peuvent être utiles pour préparer chaque mission, et évidemment si le sujet l’intéresse un minimum parce que, si on le prends comme une corvée, on ne sera pas dans de bonnes dispositions pour s’y mettre. Quand on travaille avec la production et la distribution, on peut visionner le film, alors on peut chercher un peu plus d’informations sur les sujets potentiels : la fiche technique, les travaux précédents des réalisateurs et acteurs, ce que l’instinct dicte et qui pourrait intéresser un journaliste. »

Traduit en français par: Manon Bertrand

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Cet article a été écrit par Gonzalo Olaberría

Before starting as a Digital Content Manager at Cultures Connection, he worked in Argentina as a journalist for national newspapers and magazines, and as a consultant in political and corporate communication.