Comment se porte la traduction journalistique en période de crise pour le secteur ? Cultures Connection s’est entretenu avec Gustavo Recalde, un traducteur argentin qui collabore depuis 2002 à l’adaptation espagnole des articles du Monde Diplomatique Cône Sud.
Si la crise économique actuelle des médias est connue, ses répercussions au sein de chaque entreprise journalistique le sont moins. Réductions de personnel importantes, retards et non-paiement des salaires, couverture d’activités réduite, appauvrissement de l’originalité et de la qualité des productions, tâches multiples pour un même employé… Les scènes se répètent dans les salles de rédaction, quel que soit le média ou le pays concerné. La traduction journalistique, déjà négligée auparavant, devient depuis cette crise de plus en plus marginalisée !
Les médias transnationaux ou ceux qui travaillent surtout avec des articles internationaux sont ceux qui se permettent le luxe d’avoir des spécialistes pour adapter leurs contenus à certaines langues, poussés avant tout par la rentabilité économique ou par l’obligation, s’ils veulent s’insérer dans le marché de certains pays. Sinon, ce sont les journalistes qui connaissent une langue étrangère qui s’occupent des traductions, sans avoir ni la formation ni la rigueur nécessaires.
« Les traductions pour les journaux sont généralement très mal payées et prennent beaucoup de temps. Les traductions assermentées pour les entreprises sont mieux payées, mais elles dépendent du volume d’affaires qui existe dans le pays », explique Gustavo Recalde (Buenos Aires, 1967), traducteur assermenté, présentateur diplômé et licencié ès arts en communication.
Recalde sait de quoi il parle. Il a su allier son goût des langues, sa passion pour la lecture des journaux et sa facilité d’écriture, et travaille comme traducteur français-espagnol dans la presse depuis de nombreuses années. Il collabore aux magazines Nueva Sociedad et Review, mais sa prestation la plus prestigieuse est peut-être celle du Monde Diplomatique Cône Sud, une version sud-américaine de l’emblématique journal français, qui a la particularité de devoir remplir 75 % de ses pages avec des articles de la maison mère et qui compte pour ce faire environ 10 traducteurs.
Actuellement, Recalde ne se dédie pas exclusivement à la traduction pour les médias de la presse écrite, il complète cette tâche avec des travaux de traductions certifiées et il donne des cours d’expression orale et sur d’autres projets de création de contenus culturels pour la radio. « Je me perçois plus comme un communicateur », explique-t-il.
– Quelles sont les différences entre la traduction dans les médias et dans d’autres secteurs ?
– La grande différence réside dans le fait que les traductions pour les médias sont de grande diffusion. Ils doivent être précis, mais dynamiques et agiles dans leur lecture. Le traducteur doit produire un texte à la lecture facile, car lorsque le lecteur doit faire un effort de compréhension face à une traduction mal soignée, il y a beaucoup de chances qu’il l’abandonne.
– La rédaction du Monde Diplomatique Cône Sud implique un long et méticuleux processus de production de dossiers qui le rend peut-être différent de la moyenne des publications journalistiques en Argentine : pouvez-vous expliquer à quoi ressemble votre travail, du moment où l’on vous propose une traduction jusqu’à la publication de l’article traduit ?
– Les articles proviennent de la publication française, qui fait un premier travail de lecture et de modification de l’article original en français envoyé par les auteurs. Une fois reçus en Argentine, les éditeurs ou les rédacteurs sont chargés de les distribuer aux traducteurs. Le traducteur reçoit l’article par e-mail et dispose généralement de 48 heures pour le traduire. Parfois, selon la longueur de l’article et l’urgence du bouclage, la livraison se fait du jour au lendemain. Une fois la traduction terminée et envoyée, l’éditeur est responsable du processus de révision de l’article traduit en espagnol : reformulation du titre, de l’accroche ou du chapeau, rédaction des sous-titres. Il vérifie également qu’il n’y a pas d’erreurs de traduction, il doit donc connaître le français. Puis intervient le correcteur, qui effectue les modifications nécessaires en termes d’écriture, d’orthographe et de style.
– Une fois que la traduction est prête, votre travail est-il terminé ou assurez-vous un suivi jusqu’à la publication ?
– Ce que je fais habituellement, c’est lire ma traduction, une fois publiée, pour savoir quels changements ont été apportés au texte que j’ai livré. Surtout celles liées à l’écriture. Cela me permet d’intégrer de nouvelles ressources rédactionnelles. Je ne suis pas toujours d’accord avec les modifications apportées, mais je dois reconnaître qu’elles font partie du travail. Au final, le bilan est positif : il y a plus de modifications qui apportent une amélioration que de celles avec lesquelles je ne coïncide pas. Heureusement, je n’ai jamais eu de plaintes ou d’observations concernant des problèmes de traduction. Et j’ai 16 ans de métier maintenant, c’est plutôt bon signe !
Le traducteur doit produire un texte à la lecture facile, car si le lecteur doit faire un effort de compréhension face à une traduction mal soignée, il y a beaucoup de chances qu’il l’abandonne.
– Quels critères prenez-vous en compte lors de la traduction d’un article ?
– Je fais surtout de mon mieux pour qu’il soit agréable à lire, même si le texte original français n’est pas très fluide. Toujours en gardant l’esprit de ce que l’auteur a écrit, bien sûr. Il s’agit de ne trahir ni son contenu ni son niveau de complexité.
– Quels sont les problèmes spécifiques à la traduction pour un média ?
– Dans les traductions pour les médias, il y a une pression due aux délais de livraison qui rend le processus de révision plus court, et le texte ne peut pas décanter, ce qui serait l’idéal pour pouvoir le relire un peu plus tard d’un œil neuf. Dans un quotidien, c’est logique. Il n’y a pas d’autre option en ce qui concerne les délais de livraison, car les nouvelles ou les articles d’opinion perdraient de leur pertinence. Mais cela a tendance à se produire avec d’autres traductions moins urgentes auxquelles on ne s’attelle pas assez tôt, faute d’avoir bien estimé le travail et le temps nécessaires pour parvenir à une bonne traduction.
– Une autre particularité du Monde Diplomatique Cône Sud est que les traductions d’articles français faites en Argentine sont également partagées et utilisées dans d’autres pays hispanophones où le journal est diffusé : avez-vous en tête tous ces publics avec leurs différences culturelles et idiomatiques ?
– Oui, j’essaie d’éviter les régionalismes, l’utilisation du voseo, par exemple. Mais de toute façon, les rédacteurs des autres éditions en espagnol qui reçoivent nos traductions font les adaptations nécessaires en fonction de l’espagnol parlé dans leur pays, et tout particulièrement pour l’édition destinée à l’Espagne.
Dans les traductions pour les médias, il y a une pression due aux délais de livraison qui rend le processus de révision plus court, et le texte ne peut pas décanter, ce qui serait l’idéal pour pouvoir le relire un peu plus tard d’un œil neuf.
– Le journal a-t-il un manuel de style avec des exigences esthétiques ou techniques destinées à ses traducteurs ?
– J’ai eu quelques réunions avec le rédacteur en chef lorsque j’ai commencé à travailler, au cours desquelles j’ai reçu les instructions nécessaires, comme d’éviter les particularismes ou les expressions typiques de la région ; ou encore, dans l’adaptation des temps des verbes, d’éviter le présent de narration, très courant en français. A partir de là, avec quelques indications générales que le rédacteur en chef a pu me donner par courrier, et grâce à mon expérience de travail dans les médias et à la lecture assidue d’articles de journaux, je n’ai eu aucune difficulté particulière pour traduire. Bien sûr, il y a des articles plus ardus que d’autres, qui impliquent plus d’heures de travail.
– De quels articles d’agit-il ?
– Des articles qui nécessitent plus de recherches en raison de leur thème ou de leur contenu très technique. Mais il y a aussi des articles dont la rédaction exige un travail d’adaptation plus important, dans lesquels les phrases espagnoles prennent plus de temps à formuler en raison des caractéristiques du texte original, de sa rédaction. Il faut non seulement que le contenu soit compréhensible, mais aussi que le lecteur puisse s’immerger dans l’article sans trébucher sur les mots.
– Les droits d’auteur de la traduction appartiennent au journal ?
– Oui, ils lui appartiennent. Je me suis déjà penché sur le sujet des droits intellectuels, quand j’ai vu mes traductions dans différents médias, mais c’est une bataille perdue d’avance. Aujourd’hui, il est impossible de pouvoir suivre vos traductions qui sont reproduites sur internet. J’essaie de lutter pour que de bons tarifs compensent cette diffusion incontrôlable. Peu d’éditeurs protègent leurs traducteurs.
– Comment se passe votre travail ?
– Dès que je reçois l’article, je fais une première lecture très rapide pour me faire une idée du sujet et de sa complexité, et organiser mon temps. Avec l’aide de dictionnaires bilingues et monolingues, de pages ou d’articles sur le sujet, je vais de l’avant. Le développement actuel d’Internet accélère considérablement le processus, ce qui vous permet de faire des recherches au fur et à mesure que vous traduisez. Je suis l’un de ceux qui écrivent des options pour certaines phrases ou certains mots et ce n’est qu’en deuxième ou troisième lecture que je choisis la version finale. Je fais les lectures successives de ma traduction en suivant méticuleusement l’original. Pour la lecture finale, avant de rendre ma traduction, je ne me sers plus de l’original. J’essaie de la lire comme si je la découvrais, avec l’œil d’un lecteur ne connaissant pas l’original. C’est la phase la plus agréable.
L’immédiateté et la réduction des coûts font baisser la qualité des articles. Mais c’est un problème que l’on retrouve également dans les articles non traduits.
– Regardez-vous les traductions qui sont faites dans les différents médias ?
– Oui, je lis des livres et des articles traduits.
– Que pensez-vous du niveau général des traductions ?
– Cela m’irrite beaucoup lorsque certains textes sont rendus illisibles à cause d’une mauvaise traduction ou d’une traduction approximative et peu soignée. Il y a encore de bons traducteurs, mais si l’on continue à les payer aussi mal, en cherchant systématiquement le coût le plus bas, la profession de traducteur n’attirera plus et il y aura de moins en moins de professionnels s’y consacrant sérieusement et pouvant en vivre.
– Les médias cherchent-ils à obtenir de bonnes traductions ?
– Ça dépend. En général, les médias qui travaillent essentiellement avec des textes traduits ont plus de temps pour les modifier et les réviser, ils sont plus exigeants. Dans les traductions des quotidiens, par exemple, j’observe peu de soin et des problèmes d’écriture. Malheureusement, aujourd’hui, les phénomènes du télétravail et de la délocalisation tendent à favoriser les économies plutôt que la qualité. L’immédiateté et la réduction des coûts font baisser la qualité des articles. Mais c’est un problème que l’on retrouve également dans les articles non traduits. Le traducteur est affecté, il se démoralise, réfléchit sur l’avenir de sa profession et peut penser à d’autres horizons de travail. Cela peut paraître pessimiste, mais pour plaisanter, je dis toujours : « Dans ma prochaine vie, je ne serai pas traducteur ! »
– Un traducteur peut-il être considéré comme un journaliste ?
– Dans les traductions pour un média de masse, on finit par faire, sans s’en rendre compte, des modifications aux textes s’apparentant à une forme de travail journalistique.
Traduit en français par: Olivier Latil
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